JMG Le Clézio
Pris Nobel de Littérature
Pris Nobel de Littérature
Tu as choisi de participer à la grande manifestation contre les attentats terroristes. Je suis heureux pour toi que tu aies pu être présente dans les rangs de tous ceux qui marchaient contre le crime et contre la violence aveugle des fanatiques. J’aurais aimé être avec toi, mais j’étais loin, et pour tout dire je me sens un peu vieux pour participer à un mouvement où il y a tant de monde. Tu es revenue enthousiasmée par la sincérité et la détermination des manifestants, beaucoup de jeunes et des moins jeunes, certains familiers de Charlie Hebdo, d’autres qui ne le connaissaient que par ouï-dire, tous indignés par la lâcheté des attentats. Tu as été touchée par la présence très digne, en tête de cortège, des familles des victimes. Emue d’apercevoir en passant un petit enfant d’origine africaine qui regardait du haut d’un balcon dont la rambarde était plus haute que lui. Je crois en effet que cela a été un moment fort dans l’histoire du peuple français tout entier, que certains intellectuels désabusés voudraient croire frileux et pessimiste, condamné à la soumission et à l’apathie. Je pense que cette journée aura fait reculer le spectre de la discorde qui menace notre société plurielle. Il fallait du courage pour marcher désarmés dans les rues de Paris et d’ailleurs, car si parfaite soit l’organisation des forces de police, le risque d’un attentat était bien réel. Tes parents ont tremblé pour toi, mais c’est toi qui avais raison de braver le danger. Et puis il y a toujours quelque chose de miraculeux dans un tel moment, qui réunit tant de gens divers, venus de tous les coins du monde, peut-être justement dans le regard de cet enfant que tu as vu à son balcon, pas plus haut que la rambarde, et qui s’en souviendra toute sa vie.
Cela s’est passé, tu en as été témoin.
Ils ne sont pas des barbares
Maintenant il importe de ne pas oublier.
Il importe – et cela revient aux gens de ta génération, car la nôtre
n’a pas su, ou n’a pas pu, empêcher les crimes racistes et les dérives
sectaires – d’agir pour que le monde dans lequel tu vas continuer à
vivre soit meilleur que le nôtre. C’est une entreprise très difficile,
presque insurmontable. C’est une entreprise de partage et d’échange.
J’entends dire qu’il s’agit d’une guerre. Sans doute, l’esprit du mal
est présent partout, et il suffit d’un peu de vent pour qu’il se propage
et consume tout autour de lui. Mais c’est une autre guerre dont il sera
question, tu le comprends : une guerre contre l’injustice, contre
l’abandon de certains jeunes, contre l’oubli tactique dans lequel on
tient une partie de la population (en France, mais aussi dans le monde),
en ne partageant pas avec elle les bienfaits de la culture et les
chances de la réussite sociale. Trois assassins, nés et grandis en
France, ont horrifié le monde par la barbarie de leur crime. Mais ils ne
sont pas des barbares. Ils sont tels qu’on peut en croiser tous les
jours, à chaque instant, au lycée, dans le métro, dans la vie
quotidienne. A un certain point de leur vie, ils ont basculé dans la
délinquance, parce qu’ils ont eu de mauvaises fréquentations, parce
qu’ils ont été mis en échec à l’école, parce que la vie autour d’eux ne
leur offrait rien qu’un monde fermé où ils n’avaient pas leur place,
croyaient-ils. A un certain point, ils n’ont plus été maîtres de leur
destin. Le premier souffle de vengeance qui passe les a embrasés, et ils
ont pris pour de la religion ce qui n’était que de l’aliénation.
Il faut remédier à la misère des esprits
C’est
cette descente aux enfers qu’il faut arrêter, sinon cette marche
collective ne sera qu’un moment, ne changera rien. Rien ne se fera sans
la participation de tous. Il faut briser les ghettos, ouvrir les portes,
donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix,
apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de
laisser se construire une étrangeté à l’intérieur de la nation. Il faut
remédier à la misère des esprits pour guérir la maladie qui ronge les
bases de notre société démocratique.
Ce texte a été ecrit par JMG Le Clézio, Prix Nobel de littérature.
Il a été publié dans le Monde.fr le 14/01/2015.
http://www.lemonde.fr/livres/article/2015/01/14/lettre-a-ma-fille-au-lendemain-du-11-janvier-2015-par-jmg-le-clezio_4556225_3260.html?xtmc=lettre_a_ma_fille&xtcr=4
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